Ça a commencé comme un léger pincement du nerf derrière l’épaule, une gêne à peine notable, à l’occasion d’un mouvement de sommeil. La première fois, on se semi-réveille sans trop savoir pourquoi. Puis ça s’est installé comme un sentiment désagréable confus, qu’on chasse de ses idées au moment de s’endormir. On a beau l’écarter de la main, il revient comme une fumée. Une fumé qui s’épaissit. Si bien qu’après quelques semaines ou quelques mois, j’étais franchement dérangée en permanence. Mais bien sûr au début, ça n’a pas de nom, on ne sait pas ce que c’est. J’avais bien noté quelques étrangetés, mais elles étaient encore éparpillées. Il m’a fallu plus d’un an pour comprendre.
La première chose qui me frappait concernait le bruit : la ville était soumise en permanence à un niveau sonore hallucinant, des milliers de bruits se superposaient pour générer un magma sonore monstrueux, qui ressemblait au fond de l’évier qu’on a pas nettoyé depuis des années, un amas gluant de bruits de travaux de voiries, d’alarmes antivol, de sirènes d’ambulance, de camion d’hydrocurage, de montants en ferraille qu’on traine par terre pour installer les stands du marché, de groupes électrogène qui s’allument en pleine nuit, de voitures sur des pavés déchaussées, de tram préhistoriques qui ahanent dans leur ferraille, de forains qui hurlent sur leur marchandise, de cloches catholiquement assourdissantes, de chiens qui aboient jusqu’aux portes des enfers, de feu d’artifice, de télénovela nocturnes, de montage et démontage d’échafaudages, et… quand vers minuit la ville se tait enfin, quand, pour 3 ou 4 heures, on pense que l’on va enfin pouvoir jouir du silence si précieux, alors quelqu’un enclenche son hululement, solitaire et infiniment distinguable sur la toile immaculée du silence, gâché.
La ville est un immense générateur de bruit, sa géante fonction première, en tant qu’organisme, est de faire du bruit. Moi qui croyait avoir marché sur tous les continents, je n’avais jamais vu de près ou de loin un tel ramassis ahurissant de bruits. J’étais comme un animal de laboratoire dont on aurait activé les récepteurs de douleur en permanence, j’étais effarée, ça me coupait le souffle. C’est là qu’est apparu la première étrangeté : alors que j’étais écartelé par la neurasthénie, hagarde, les yeux exorbités, éreintée par une tension nerveuse qui allait me faire claquer comme un élastique, personne ne remarquait ce bruit. Absolument pas. Personne ne l’entendait. Un pan de mur entier était jeté du cinquième étage au sol par une entreprise de démolition et les passants ne sursautaient même pas. Je commençais à questionner mes voisins : mais ce groupe électrogène qui s’allume tous les jours à 4 heures du matin, ça ne vous dérange pas ? Quel groupe électrogène ? m’ont-ils répondu. Évidemment, j’ai commencé par penser que j’étais folle. J’avais inventé cette histoire de groupe électrogène dans mes hallucinations auditives. Alors je décidai d’en avoir le coeur net : tous les jours à quatre heures du matin, je me levai hâtivement, je me frottais les yeux du mieux que je pouvais, et – quelque soit la saison – j’ouvrai la fenêtre, je glissai la tête sur le balcon, et j’observai avec stupeur la carriole à groupe électrogène sortir de son antre avec une lenteur qui amplifiait son volume. À cause de l’obscurité, je ne pus jamais prendre de photo. Mais je savais désormais que je n’étais pas folle. Ils n’entendaient pas.
J’en avais une preuve supplémentaire quand je commençais à circuler sur les routes. Dans cette ville faite d’immenses axes, de boulevards à 2 fois 3 voies, de ronds-points gigantesques, de carrefours dont on apercevait l’autre rive à l’aide de jumelles, dans cette ville où s’entrechoquaient en permanence voiture, bus, moto, vélo, tram, trottinettes, se passant les uns sur les autres dans des zigzags étourdissants, les piétons se jetaient sur la route sans le moindre regard de côté. D’abord, je mis ça sur le compte d’une discipline protestante : le passage clouté était leur bon droit et il ne laisserait personne les empêcher d’en jouir autant qu’ils le souhaitaient. Mais petit à petit, je remarquais que ce n’était pas entendu pour tout le monde comme ça. Non. Au mépris du bon sens, c’est simplement qu’ils ne tournaient pas la tête. Ils n’entendaient pas les moteurs, ne s’en servaient pas comme indice pour mouvoir leur corps de façon à le garder en vie. Ils avançaient en suivant le programme, quelque soit l’environnement ou les obstacles. Ils n’entendaient pas et ils ne regardaient pas.
Le troisième indice arriva avec le temps. Le temps passant, l’air extérieur nous soumettait à toute sorte d’épreuves, et nous enchainions, parfois dans le désordre, épisode caniculaire, neigeux, pluvieux, une semaine nous faisait rôtir comme des poulets, puis il fallait précipitamment sortir la couette au beau milieu de la nuit pour affronter un refroidissement tout aussi soudain que polaire, les ourses avaient à peine le temps de se réveiller et de sortir de sous le lit, que les corneilles faisaient déjà leurs plumes d’été, le temps d’une canicule. Tout ça nous cueillait, comme des petits poissons de fritures. On observait tout frémissement comme une possible bascule, le moindre souffle de vent pouvaient devenir une tempête, et quand la lumière devenait grise et enflée, nous savions que, tel Aureliano Buendia, nous en avions pour quatre ans, onze mois et deux jours. Cette incertitude et cette confusion entre le temps qui faisait et le temps qui passait plongent normalement quiconque en fait l’expérience dans une vulnérabilité épouvantable. On se met à rêver que la pluie nous griffe le visage à l’impromptu, une rafale nous fait sursauter et on s’effraie que le vent brise les fragiles montures des fenêtres, on est désemparé et impuissant à l’idée que l’on devra bientôt se trainer nu sur le pavé brûlant, le corps rongé par l’acidité de la suer et le goût de l’acétone au fond de la gorge au moindre impair de déshydratation. N’importe qui aurait le moral gravement altéré par la situation. Or, un jour que tombait une pluie grise sur les tuiles rouges, j’allais fumer une cigarette devant la fenêtre. Au début, je ne vis qu’un point blanc, une broussaille de l’autre côté de la place. Mais son cheminement était trop régulier. Alors, je plissai les yeux, et petit à petit je distinguais une veille petite femme recroquevillée qui avançait obstinément. Je la détaillai un peu plus, m’attendant à trouver au mieux un parapluie, au pire un fichu de plastique transparent sur sa chevelure blanche. Rien. Mais absolument rien. Elle ne se protégeait pas la tête, elle ne clignait pas les yeux, les gouttes gluantes lui tombaient dans le col sans la faire dévier de ses coordonnées. Elle traversait la pluie comme si elle n’existait pas. Moi, je viens d’un pays où il suffit qu’il pleuve 42 minutes pour que nous nous mettions à pleurer à gros sanglots en hurlant des lamentations divines, que nous nous sentions punis par un destin dévorateur, que nous nous calfeutrions avec des grandes barres en bois dans des endroits que nous étanchéifions tout le reste de l’année, à l’exception de ces 42 minutes de pluie qui nous plongent dans une tétanie morbide. Une fois qu’il n’y a plus de larmes, nous restons vides, le regard vide, les mains vides, désemparés par cette eau aussi terrible qu’injuste. Nous ressentons un très fort sentiment d’injustice quand il pleut. Nos fibres morales en sont brusquement éveillées. Aussi, dès que nous sortons de notre tétanie, nous nous appelons au téléphone, et nous échafaudons immédiatement des projets politiques de société à venir. La lumière dorée qui suit l’orage quand le ciel est encore noir nous semble soutenir nos visions en nous gonflant d’optimisme et de beauté. Une fois encore, nous avons traversé ce terrible moment, et nous en avons réchappé. Une fois encore, nous sommes gonflés par l’orgueil des réchappés, imbibé de la fierté de qui a survécu, ivres de l’énergie de reprendre à zéro.
Je me refixais sur la mémé : elle n’avait pas dévié, elle n’avait pas levé la tête, même pas essuyé une goutte qui aurait pu gêner la bonne marche de sa paupière. De ce jour, j’entrepris d’observer plus précisément les réactions météorologiques. C’est peut-être cette troisième observation qui commença à me faire vaciller, à éclairer d’un jour nouveau les différentes étrangetés que je relevais d’aventure, à suggérer un fond commun, voire le soupçon d’un grave problème. Mais ça n’avait toujours pas de nom. Après une année d’observation assidue, malgré de très fines variations, il fallait bien se rendre à l’évidence : ils ne bronchaient pas, quelque soit la météo. Ils avançaient, mécaniquement, pareillement droits et raides, sous la pluie, dans le vent, dans la chaleur et même dans l’absence d’atmosphère (il y eut seulement quelques jours). Les travailleurs d’extérieur travaillaient sans couvrir leur peau quand le soleil immobilisait même les araignées et les lézards, les passants passaient sans baisser la tête quand la pluie leur martelait le crâne, leur pas ne faiblissait pas quand la neige verglacée recouvrait les trottoirs, les conducteurs de tram fumant conduisaient imperturbablement, les cantonniers cantonnaient idemement toute l’année. Une fois, je me suis dit que je n’en avais jamais vu un saigner.
Tout cela m’effrayait, mais que pouvais-je bien faire ? La plupart du temps, je faisais comme si je n’avais rien remarqué, je continuais mes activités. Parfois, je passais devant l’endroit qu’on appelle l’aquarium et j’apercevais quelqu’un que je connaissais, je lui faisait un sourire et un signe de main. Il me répondait en pliant son coude du bas vers le haut puis son poignet de droite à gauche, et je comprenais qu’il me saluait. Mes rapports avec mes collègues en restaient le plus souvent à ce stade, que tout le monde trouvait satisfaisant et épanoui. Je faisais semblant d’acquiescer et de me satisfaire moi aussi de ces interactions. Une fois, je croisai une collègue avec son enfant. Je ressenti alors une drôle de sensation. Un léger déplaisir mais que je n’identifiais pas tout de suite, une sensation que je connaissais bien mais que je n’avais pas éprouvée depuis très longtemps. Alors que je cherchais à la nommer, je m’aperçu que c’est la désagréable présence de l’enfant qui produisait cela, et que je ne l’avais plus ressentie depuis que j’étais arrivée là. Et en effet : je n’avais pas vu d’enfant depuis que j’étais arrivée, il y a plus d’un an maintenant. Des chiens, beaucoup, mais aucun enfant. Les absences de ce qu’on n’aime pas sont toujours plus difficiles à identifier : on est juste non contrarié, non agacé, non tendu, non interrompu, non emmerdé. Comme le beau temps nous est dû, la tranquillité aussi. C’est l’ordre normal des choses, ce qu’il doit être, qui ne nous provoque aucune douleur et fait tourner le monde correctement. En vertu de cela, je ne m’étais pas aperçu de leur absence. Mais tout à coup, elle me sautait aux yeux. Il n’y avait aucun enfant dans la ville. Sur Google Maps, il y avait bien des écoles indiquées, mais quelque soit l’heure où je passai devant, elles étaient toujours parfaitement calmes, vides et silencieuses. Aucune miette de goûter par terre, aucun parent en double file, aucune sirène de récréation. Elles étaient seulement des façades. À l’Université, on pouvait apprendre toute sorte de métier – et surtout vétérinaire, mais il n’y avait pas département de sciences de l’éducation. Il n’y avait même pas de femmes enceintes. Les gens apparaissaient à l’âge de 18 ans. D’abord, je jubilais. N’était-ce pas ce dont j’avais toujours rêvé ? Puis, petit à petit, je réalisais une autre chose, plus grave. S’il n’y avait pas d’enfant, c’est parce qu’ils ne se reproduisaient pas. Ça, c’est bien. Mais s’il ne se reproduisait pas, c’était à cause d’un grave problème : c’est qu’ils ne baisaient pas. Et en effet, même au plus fort de l’été, quand toutes les fenêtres sont tellement ouvertes qu’on entend le curé faire des feulement de pet dans le confessionnal de la paroisse d’à côté, pas un soupir de plaisir, pas un cri arraché à la jouissance, pas un voisin qui se rhabille à la hâte, pas un grincement de sommier, jamais deux corps qui s’électrisent en s’effleurant, pas un seul rayon de sexe dans les 500 km à la ronde. J’avais bien essayé parfois de disposer sur mon corps les index du sexe, pour signifier dans un langage connu de tous, les diverses possibilités, mais je n’avais rencontré que des yeux baissés, même pas fugace de la gêne, mais simplement le vide que l’on ne trouve que dans l’oeil d’une vache à son quatrième remugle.
À ce moment-là, je me suis trouvée en capacité de nommer. Ils étaient étrangers à tout ce qui est à l’extérieur d’eux-même, hermétiques au monde, leur peau, leur ouïe, leur sexe, leur regard ne captaient rien. Ce sont des organes disposés là par atavisme anthropomorphique, mais ils ne faisaient jamais contact avec le monde. Ils étaient en quelque sorte ornementaux, quoi que pas toujours très esthétiques. Une sorte de souvenir sémiotique de quelque chose qui a servi à quelque chose, mais quoi, on se rappelle pas. Eux, ils suivaient le programme. Parfois peut-être, l’ombre d’un souvenir sensible ouvrait en eux des abysses, dans leurs entrailles s’agitaient des tempêtes immobiles, invisibles, ils allaient au psy, et puis ils repartaient sous la pluie. Au cours de ces moments d’effarement, la seule chose que je n’ai jamais réussi à m’expliquer, c’est que – parfois – ils riaient.