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Langues animales

J’étais arrivée la soirée précédente, à la tombée de la nuit. La rumeur m’avait étourdie, et la lumière entre chien et loup m’empêchait de distinguer clairement les détails du quartier où j’étais. Je décidé de remettre au lendemain l’exploration et de chercher où dormi pour ce soir. De grandes tours circulaires abritaient de minuscules chambres alvéolaires où je rentrais à peine une phalange. Plus loin des nids confectionnés avec soin remuaient doucement au vent en surplombant les tanières.

Tout le monde s’affairait aux affaires vespérales en se hâtant.

Je dégottais un coin de paille inoccupé et propre, et tombais immédiatement de fatigue. Je dormis mal et de manière hachée. La paille me grattait la peau et le moindre bruit me faisait sursauter, tandis que les courants d’air maintenant une température désagréable qui m’obligeait à bander tous mes muscles. Je me réveillais de méchante humeur. Il allait falloir quelques cafés pour oublier ces déconvenues.

Après quelques coins de rue, je tombais sur le café du quartier, tenu par une punaise brune. J’entrais en saluant, et alors que je tirais une chaise pour m’asseoir, je lui jetais un œil. Je réitérais mon bonjour, pensant qu’elle ne m’avait pas entendu. Le même silence se produisit. Inquiète, je m’approchais du comptoir en fronçant le sourcil pour la regarder dans les yeux. Elle refit le même léger mouvement de la tête, et je compris qu’elle parlait une langue trop ancienne pour que je puisse l’entendre. Araméen, probablement.

J’avais lu ça quelque part, dans un annuaire, qu’il y avait une lignée de punaise araméenne. Mais je n’en avais jamais rencontré.

Je commandais un café en espérant qu’il n’y ait pas d’accroc. J’ajoutais « noir et sans sucre » pour éviter les questions inaudibles. Le café arriva, fumant, poussé par le ventre débonnaire de la punaise. Je me brûlais les lèvres en le dégustant. C’était du bon café araméen, rien à redire.

 

Sur le trottoir en face, passa un groupe de chenilles toutes absorbées dans des bavardages agités. Elles ne regardaient même pas avant de traverser.

 

Une fois mon café et ma mauvaise humeur avalés, je me mis en route pour le quartier des chats et des loups. On entendait beaucoup parler de cette cohabitation. Certains disaient que c’était le gris qui avait mis d’accord tout le monde. En réalité, c’était plutôt une bonne entente pragmatique, vu que les langues étaient intercompréhensibles. Mieux valait ça que de cohabiter avec les chauves-souris ou les lézards.

Je cherchais Jack. Dans un atelier de forge en plein air, on me renseignant. Il était probablement au saloon. Ce que les loups appelaient le saloon n’avait pas grand-chose d’un bar, plutôt une sorte de place du village engoncée dans des pergolas mangées de jasmin et de bougainvillée. Il y avait toujours un ou deux soulards qui avaient roulés par terre et qui cuvaient leur alcool d’acacia. Ça sentait un peu la rouille et l’eau. Jack était là, assis, immobile, en train de fumer. Je m’assis à côté de lui. Ça fait longtemps, hein ? On faisait tous les deux semblant mais qu’est-ce qu’on était contents. On a rien dit comme ça, pendant longtemps, juste à être content. C’était lent et c’était bien. On était en deçà du langage. Tu sais comme cet état est dur à atteindre pour moi et néanmoins comme il est reposant.

 

Puis Jack, d’un mouvement de tête, m’a proposé qu’on marche un peu. Très bien. Il est passé dans sa chambre chercher les araignées avec qui il vivait. Sur le trajet, j’essayais d’engager la conversation, mais elles parlaient uniquement un coréen parfait que je n’arrivais pas à segmenter en unités significatives. Jack avait l’air de très bien s’en accommoder, et il acquiesçait de temps en temps. Je le soupçonnais de les prendre pour des billes. Mais les araignées sont obtuses, c’est bien connu, donc elles ne reconnaitraient jamais qu’il y avait supercherie, plutôt mourir, et ça personne ne voulait vraiment, donc j’ai fermé ma grande gueule et je me suis laissé bercer par le coréen éraillé de la faucheuse.

 

Plus loin, un gros lézard ventru tambourinait à la porte du tribunal. Il voulait une audience au plus vite, c’était urgent, presque une question de vie ou de mort. Ses écailles étincelaient de fureur, et ses gestes étaient si vifs que ça en avait l’air douloureux. Jack m’expliqua qu’il venait là tous les jours, mais que le tribunal refusait de le faire entrer car le dernier interprète turc avait démissionné voilà des années, et qu’ils n’avaient personne pour faire l’interprétariat. Je me proposais, et je vis, pendant un instant fugace, l’ensemble de la musculature du lézard qui se relâcha de soulagement. Les frissons reprirent quasiment immédiatement, mais il avait aperçu la fin de son calvaire. Mon turc était assez approximatif, mais il ferait l’affaire. Je prêtais donc voix et langage à Özkur qui exposé la situation avec un calme retrouvé proprement épatant. Tout était clair, argumenté, structuré. Les documents étaient tous en ordre. L’affaire était impeccable. Le tribunal put statuer dans la foulée, et Özkur put à nouveau remplir ses journées des choses de la vie, sans organiser ses journées autour du tribunal. J’étais soulagée.

 

La ville devenait lentement familière. Ces murs jaunes grisés qui bordaient tous les grands boulevards s’écartaient désormais parfois pour laisser entrevoir une cour, une ruelle, des éclats de rire, un rayon de soleil. Dans les airs, les chauves-souris passaient comme des étincelles, comme des étoiles filantes tissant des traits. Elles lançaient de grands cris dans les 9 tons de leur cantonais aigu. Je me laissais bercer par la musicalité des voyelles et les courbes des envols. Un iguane est venu se lover à mes pieds. Il s’appelait Yohann. Je lui ai caressé la tête, et nous avons commencé à discuter. Plus nous avancions dans la conversation, plus la question des langues le happait. Moi aussi. Le langage m’a toujours happée. Nous lapions nous mots en essayant de goûter du mieux que l’on peut la saveur toute particulière d’être étrangère par la langue. Toutes ces langues qui s’entrechoquent, comprend qui peut, et le plaisir d’être à la langue de l’autre, d’être en l’autre en se glissant dans ses mots, le long de sa langue, au creux de ses yeux. Le plaisir d’être à la langue de l’autre, même quand sa langue n’existe plus. Le plaisir de l’autre quand les mille langues résonnent dans nos corps, quand on s’étourdit de ne plus rien comprendre, quand je m’alanguis de m’assourdir du désir, je n’entends plus rien que la langue du sang qui me bat les tempes, et tous ces autres qui continuent à parler toutes ces langues, pendant que je me serre contre toi, au chaud dans leurs langues que je ne comprends pas. Et pourtant nous sommes là, tout contre.

Bientôt, de très belles choses vont arriver

C’est comme palper ses poches, et y retrouver du bout des doigts un morceau froissé de quelques chose coincé au fond de la couture. C’est comme sentir une odeur qui tout à coup superpose 4 ou 5 de tes vies en même temps, dans une perspective étourdissante et épaisse. C’est une sensation de connu mais pas de déjà-vu. Renouer, refaire des nœuds, le type de nœud que je connais bien. Retrouver avec douceur mes sentiments de colère et de tristesse mélangées.

Cette fois-ci, je les goûte. Elles sont comme défaites de culpabilité, comme une nouvelle chose. La colère et la tristesse face à la vie. C’est pas toi, c’est pas moi. Enfin si c’est un peu toi. Ou plus précisément, c’est toi qui y est pas, qui est pas là. Ton absence pendant le sexe, ton absence de désir me blesse. Et trouble, écorne mon désir, je ne sais plus si je désire ou pas. Tu me pièges, tu pièges mon désir dans le tien, je ne peux plus que désirer ton désir qui n’est pas là. Tu m’emmerdes. Il n’y a plus rien d’autre que la blessure, l’ego tout froissé.

Je déplie la petite boule de papier. Je dois dire que je suis contente de la retrouver. J’allume le projecteur, et lance les images, oui c’est bien mon film, c’est bien ma vie.

Et même sur le premier inconnu venu, je me jette à corps perdu. Toi non, ça c’est sûr. Mais moi j’y vais, j’allume mon désir, je fais tourner à fond les moteurs, je mets les beaux habits. Mais ça cale, défaut d’embrayage, tu embrayes pas, t’es pas là, et moi je me retrouve le bec dans l’eau, échoué sur ton couvre-lit moche, dans cette maison qui sent une odeur que je connais bien. Cette odeur d’humidité toute hongkongaise qui suinte sur le carrelage blanc de la chambre d’Alam. Cette colère devant des moqueries sexistes idiotes, que j’esquive en roulant des épaules, en roulant dans le lit du boucher, avec qui le sexe était vraiment bon. Toi, tu n’étais pas là, et je ne sais pas si c’est pour ça que le sexe était mauvais. Mais je suis blessée comme un chien, c’est-à-dire avec même pas assez d’agressivité.

Je retrouve tristesse et colère, mais il n’y a personne en face de moi. Pour toi, ce n’est pas moi qui suis là, et ça te rend absent. Ça me dénie un peu, et ça m’empêche de parler. Peu importe qui je suis.

Blessure d’égo et défaite de la culpabilité, je cherche les contradictions, je cherche les problèmes, je remâche. Dans la culpabilité on est tout seul. Si tu as tort, si tu fais du tort, tu existes, et ici tu me blesses. Mais peut-être que de permettre ça, je me prouve le retour de l’Autre. Et même si c’est à la moche, retrouver la possibilité de l’autre m’ouvre. Je relâche la pression. Ce n’est plus moi seule, c’est ce que tu me fais, avec toute ta confusion, ton absence de désir, ta dénégation. Tu fais de la merde, parce que tu gères pas. Pour toi, je suis pas vraiment là. Mais pour moi, tu existes avec ton agitation, ta confusion et tes blessures. Même si je te connais à peine. Si tu me blesses et que c’est pas de la culpabilité, alors c’est que je suis de nouveau à l’Autre. Alors savoure, Julie, savoure. Parce bientôt de très belles choses vont arriver.

40 – Envoi huitième

J’imagine que tout le monde croit que c’est facile, j’imagine, parce qu’au fond qu’est-ce que j’en sais, mais comme je n’ai rien d’autre à me mettre sous la dent, j’imagine. Alors j’imagine que tout le monde se frotte le ventre, en croyant que c’est facile, alors qu’en réalité rien de facile du tout, non vraiment pas, il a fallu d’abord ronger le gluant qui attachait nos bottes au par terre, on l’a rongé avec nos petites dents pointus, oui, ça a été très long. Parfois, on dégageait un pied, mais le temps de ronger le gluant de l’autre pied, le premier s’était à nouveau englué, ça a pris plusieurs tentatives, vraiment beaucoup, et puis va savoir pourquoi, il y a eu une fois où ça a fonctionné, où on s’est bien désenglué les deux pieds, et on a commencé à se mettre en mouvement. Comme souvent, le début de la marche a été facile, on avait l’énergie des débuts, la trouille qui picote un peu les viscères, juste ce qu’il faut pour que ce soit agréable, et la joie plein les yeux. De temps en temps on essuyait une larme romantique de nostalgie, on jouait les grands départs (mon meilleur rôle…), tout le monde sait à quel point j’aime me draper dans les adieux, on pleure, on rit, on s’étreint, on se dit à jamais puis on va prendre un café. On avançait comme ça, en regardant un peu mélancoliquement les rivages qui s’éloignaient, en prenant l’air digne, en rajustant notre mentonnière. Puis au bout de quelques temps, on a compris qu’on avait trop marché, et qu’on ne pourrait pas rentrer pour ce soir, qu’on était obligé d’avancer. On a eu un peu peur, mais on aime bien avoir peur. Alors on a avancé.

 

Et puis l’air s’est refroidi, on approchait des montagnes, alors on a mis notre mentonnière en polaire, nos gants en plumes d’origan, on s’est mis du gluant sur les oreilles, et un peu d’argile sur les joues, c’est vrai qu’on ressemblait à rien, mais on moins on claquait pas des dents pointues. On s’est enfoncé vers les contreforts des montagnes, et il a commencé à faire sombre. Pas comme la nuit, mais comme gris sombre. On voyait rien. J’ai envoyé les fantômes en éclaireurs, mais ils y voyaient rien eux non plus, donc on a repris à tâtons. A bout d’un moment, ça s’est mis à faire des petits crissements qui grincent, et on a compris qu’on marchait dans la neige. On était contents. Drôlement contents ! On a redoublé de chaussettes et on a poussé en avant. On se disait « c’est pour de bon, cette fois-ci », « c’est le grand départ », « ça y est ». Puis on continuait à marcher, le coeur au vent. Parfois, on s’arrêtait dans une grotte pour dormir, parfois on dérangeait un tigre qui ronflait, parfois, quelques fois, il a fallu traverser à la nage ces grands lacs d’altitude irisés. On prenant à chaque fois le temps de s’ébrouer, puis de bien sécher, une caresse au tigre, et on repartait. Parfois, on a du creuser à mains nues dans les congères pour se tailler un chemin, ça crevassait les doigts et alors on commençait à douter. Quand nos lèvres se sont aussi crevassées, alors un gouffre s’est ouvert au dedans de nous, un gouffre sans langage qui arrêtait un peu de nous faire exister, un immense vide noir qui nous faisait comme des poissons, la bouche qui s’ouvrait et se fermait sans réussir à en sortir le moindre son. On avait perdu le langage. Des torrents d’inquiétudes m’ont crevassé les yeux, des fièvres d’avant-bras m’ont tourmentée des semaines entières, mes cheveux tombaient laissant un tapis derrière chacun de mes pas, ma peau se gélifiait sans arriver à s’immobiliser, je tressautais comme un CD rayé. Les fantômes faisaient semblant d’être dans le même état, mais bien entendu, ils allaient très bien. C’était juste une mesure de solidarité, qui réconfortait comme elle pouvait. Alors je me suis accroupie, et j’ai avancé comme ça, ramassée sur moi-même comme une boule clopinante sous la surface de la neige. Je communiquais en morse avec les bouquetins qui de temps en temps me ramenaient un pavé de sel que je lapais en marchant. Tout autour de moi, des roches tombaient dans des fracas sonores ahurissant, mais je me tapissais bien profondément sous la neige, et c’était sans danger. Là, les fantômes ne m’avaient pas suivie.

 

Je suis arrivée sur la crête un matin, je me suis dépliée pour reprendre ma position verticale, et j’ai essayé de faire un son. Ça n’a pas très bien marché, un peu enrouée, mais un peu quand même. J’ai dévalé la montagne de l’autre côté. La neige tenait bien sous mes pieds, je râlais beaucoup, car il n’y avait plus de fantôme, plus de tigre, plus de sel, plus de bouquetin, mais il restait quand même les lacs d’altitude irisés. Et puis là-bas au fond, j’apercevais des choses, sans que j’arrive encore bien les distinguer. Ça avait l’air de bouger. Ça m’a d’abord semblé des décors, des petits objets mécaniques qui répétaient sans cesse les mêmes petits mouvements incompréhensibles, puis j’ai distingué les fumées des usines. J’ai marché dans cette direction. Au-dedans de moi, il y avait toujours ce vide de poisson, ce vide de langage. À l’entrée de la ville, j’ai lu un panneau « Bienvenue aux anchois », alors je l’ai pris pour moi, et j’ai pénétré la ville et ses usines. Tout était sale et gris, décrépis, le soleil ne perçait jamais les nuages opaques et ternes, les gens rasaient les murs, les couleurs avaient disparu. J’étais seule au monde dans cette ville grise et silencieuse de poissons. Encore et toujours des poissons. Et je me disais « j’imagine que tout le monde croit que c’est facile, j’imagine, parce qu’au fond qu’est-ce que j’en sais, mais j’imagine que tout le monde croit que c’est facile ». Et j’avançais. Parfois, les fantômes passaient me saluer, des fois on riait, des fois on pleurait, ça dépendait un peu de la météo. Mais la plupart du temps, j’avançais. Je crois que sans m’en rendre compte, je m’étais mise à grogner et à faire des gestes amples avec mes bras dans la rue. Je crois. Je m’étais résignée à cette vie de bardo, dans la griseur et le silence poissoneux. Et comme je commençais à y trouver un certain charme, un jour, sans y prêter attention, je me suis passée la langue sur les lèvres, et les crevasses avaient disparu. J’ai secoué mes dents, j’ai prévenu ma mâchoire, j’ai appelé les fantômes, et puis j’ai produit un son. Pour être bien sûre, j’ai recommencé. Puis j’ai regardé à l’intérieur de moi, et il n’y avait plus ce vide. Le langage était revenu.

 

Alors non, c’était pas facile, mais j’imagine, enfin, j’imagine, parce qu’au fond qu’est-ce que j’en sais, j’imagine que tout le monde le sait. Pas besoin de s’apitoyer. C’était un beau voyage. Et puis j’ai remarqué que parfois, de plus en plus souvent, les cheminées des usines s’arrêtent de cracher leur fumée grise, et on voit apparaître les couleurs. Des couleurs qui ressemblent aux grands lacs d’altitude irisés. C’est beau. Alors je tends la main, et je caresse les murs, je leur chuchote des histoires de fantômes et des histoires inventées,on pleure, on rit, on s’étreint, on se dit à jamais puis on va prendre un café. Je m’agite, je m’apaise, je me laisse embarquer.

Enfin, j’imagine, parce qu’au fond, qu’est-ce que j’en sais ?

40 – Envoi cinquième

Je soufflais sur mes mains glacées en espérant que la fumée de l’eau chaude accepte de leur partager un peu de chaleur, mais elle y mettait toute la mauvaise foi du monde et persévérer à s’évaporer n’importe où. Il faut dire que l’hiver était arrivé un peu vite, et que personne, pas même l’eau chaude, n’était prêt. Après avoir passé une semaine à emmitoufler portes et fenêtres de gros aplats de laine épaisse pour parer à tout courant d’air, après avoir tissé une judicieuse toile d’araignée de fils électriques capables d’apporter la lumière dans les divers recoins de la tanière, après avoir enroulé et fixé solidement les tissus d’hiver autour de mes quatre membres afin de n’avoir plus à les toucher jusqu’à l’arrivée du printemps, après avoir convoqué les différentes bêtes qui peuplent la maison, mouches, araignées, papillons de nuit, pour les mettre en garde sur ce qui nous attendait, à savoir une infinité de grisaille, un épuisement musculaire dû aux contractions du froid, une absence de végétal plus ou moins totale, dans un silence assourdissant que la neige haute ne manquerait pas de sceller, après avoir consigné les vivres, périssables ou non, dans le petit cahier jaune, après avoir trié les herbes bonnes et mauvaises ensemble en divers pots de verre, après avoir salué l’extérieur qu’on ne reverrait pas de si tôt, et même après avoir dit au revoir aux pigeons (malgré ma haine, j’espérais secrètement les revoir au printemps, apprendre qu’ils avaient un an de plus, même s’ils avaient fêté leur anniversaire en hiver, ça ne fait rien), après tout cela, je me sentais quand même un peu plus prête. Mais il faisait froid.

J’ai donc ouvert le petit cahier vert, celui où sont écrits tous les jours de l’année et leur numéro, classé par mois : janvier, février, etc. et je me suis plongée dans une sérieuse contemplation dont j’espérais une issue conséquente. Avec le soutien de la mouche n°3, nous avons fini par distinguer quelque chose dans l’énumération des jours. Une forme s’est précisé. Évidemment, elle l’a d’abord nommée dans le langage des mouches, dont on ne pouvait pas faire grand chose. Mais après une semaine supplémentaire, nous avons fini par trouver un consensus sur la traduction. Je vous livre donc nos premières conclusions :

– du 2 au 5 février : nous serons à Paris, prenant nos aises dans la capitale

Le 5 nous cheminons vers l’inconnu

– du 5 au 8 février : je vous supplie de me faire confiance. Des contemplations surgiront bientôt des éléments qui nous permettront de savoir si nous devons travailler le dissensus ou le consensus avec les éléments.

Le 8 nous retrouvons des sentiers connus, et nous cheminons vers le sud, si les points cardinaux n’ont pas été modifiés d’ici là.

– du 8 au 11 février : nous serons à Marseille, je n’ai rien à dire pour l’instant à ce sujet

Le 11 nous cheminons vers l’est, avec nos lunettes de neige

– du 11 au 14 : nous rallierons l’inquiétante Turin

Pour toutes questions ou précisions, la mouche n°3 reste à votre disposition.

Parfois, ils riaient

Ça a commencé comme un léger pincement du nerf derrière l’épaule, une gêne à peine notable, à l’occasion d’un mouvement de sommeil. La première fois, on se semi-réveille sans trop savoir pourquoi. Puis ça s’est installé comme un sentiment désagréable confus, qu’on chasse de ses idées au moment de s’endormir. On a beau l’écarter de la main, il revient comme une fumée. Une fumé qui s’épaissit. Si bien qu’après quelques semaines ou quelques mois, j’étais franchement dérangée en permanence. Mais bien sûr au début, ça n’a pas de nom, on ne sait pas ce que c’est. J’avais bien noté quelques étrangetés, mais elles étaient encore éparpillées. Il m’a fallu plus d’un an pour comprendre.

La première chose qui me frappait concernait le bruit : la ville était soumise en permanence à un niveau sonore hallucinant, des milliers de bruits se superposaient pour générer un magma sonore monstrueux, qui ressemblait au fond de l’évier qu’on a pas nettoyé depuis des années, un amas gluant de bruits de travaux de voiries, d’alarmes antivol, de sirènes d’ambulance, de camion d’hydrocurage, de montants en ferraille qu’on traine par terre pour installer les stands du marché, de groupes électrogène qui s’allument en pleine nuit, de voitures sur des pavés déchaussées, de tram préhistoriques qui ahanent dans leur ferraille, de forains qui hurlent sur leur marchandise, de cloches catholiquement assourdissantes, de chiens qui aboient jusqu’aux portes des enfers, de feu d’artifice, de télénovela nocturnes, de montage et démontage d’échafaudages, et… quand vers minuit la ville se tait enfin, quand, pour 3 ou 4 heures, on pense que l’on va enfin pouvoir jouir du silence si précieux, alors quelqu’un enclenche son hululement, solitaire et infiniment distinguable sur la toile immaculée du silence, gâché.
La ville est un immense générateur de bruit, sa géante fonction première, en tant qu’organisme, est de faire du bruit. Moi qui croyait avoir marché sur tous les continents, je n’avais jamais vu de près ou de loin un tel ramassis ahurissant de bruits. J’étais comme un animal de laboratoire dont on aurait activé les récepteurs de douleur en permanence, j’étais effarée, ça me coupait le souffle. C’est là qu’est apparu la première étrangeté : alors que j’étais écartelé par la neurasthénie, hagarde, les yeux exorbités, éreintée par une tension nerveuse qui allait me faire claquer comme un élastique, personne ne remarquait ce bruit. Absolument pas. Personne ne l’entendait. Un pan de mur entier était jeté du cinquième étage au sol par une entreprise de démolition et les passants ne sursautaient même pas. Je commençais à questionner mes voisins : mais ce groupe électrogène qui s’allume tous les jours à 4 heures du matin, ça ne vous dérange pas ? Quel groupe électrogène ? m’ont-ils répondu. Évidemment, j’ai commencé par penser que j’étais folle. J’avais inventé cette histoire de groupe électrogène dans mes hallucinations auditives. Alors je décidai d’en avoir le coeur net : tous les jours à quatre heures du matin, je me levai hâtivement, je me frottais les yeux du mieux que je pouvais, et – quelque soit la saison – j’ouvrai la fenêtre, je glissai la tête sur le balcon, et j’observai avec stupeur la carriole à groupe électrogène sortir de son antre avec une lenteur qui amplifiait son volume. À cause de l’obscurité, je ne pus jamais prendre de photo. Mais je savais désormais que je n’étais pas folle. Ils n’entendaient pas.

J’en avais une preuve supplémentaire quand je commençais à circuler sur les routes. Dans cette ville faite d’immenses axes, de boulevards à 2 fois 3 voies, de ronds-points gigantesques, de carrefours dont on apercevait l’autre rive à l’aide de jumelles, dans cette ville où s’entrechoquaient en permanence voiture, bus, moto, vélo, tram, trottinettes, se passant les uns sur les autres dans des zigzags étourdissants, les piétons se jetaient sur la route sans le moindre regard de côté. D’abord, je mis ça sur le compte d’une discipline protestante : le passage clouté était leur bon droit et il ne laisserait personne les empêcher d’en jouir autant qu’ils le souhaitaient. Mais petit à petit, je remarquais que ce n’était pas entendu pour tout le monde comme ça. Non. Au mépris du bon sens, c’est simplement qu’ils ne tournaient pas la tête. Ils n’entendaient pas les moteurs, ne s’en servaient pas comme indice pour mouvoir leur corps de façon à le garder en vie. Ils avançaient en suivant le programme, quelque soit l’environnement ou les obstacles. Ils n’entendaient pas et ils ne regardaient pas.

Le troisième indice arriva avec le temps. Le temps passant, l’air extérieur nous soumettait à toute sorte d’épreuves, et nous enchainions, parfois dans le désordre, épisode caniculaire, neigeux, pluvieux, une semaine nous faisait rôtir comme des poulets, puis il fallait précipitamment sortir la couette au beau milieu de la nuit pour affronter un refroidissement tout aussi soudain que polaire, les ourses avaient à peine le temps de se réveiller et de sortir de sous le lit, que les corneilles faisaient déjà leurs plumes d’été, le temps d’une canicule. Tout ça nous cueillait, comme des petits poissons de fritures. On observait tout frémissement comme une possible bascule, le moindre souffle de vent pouvaient devenir une tempête, et quand la lumière devenait grise et enflée, nous savions que, tel Aureliano Buendia, nous en avions pour quatre ans, onze mois et deux jours. Cette incertitude et cette confusion entre le temps qui faisait et le temps qui passait plongent normalement quiconque en fait l’expérience dans une vulnérabilité épouvantable. On se met à rêver que la pluie nous griffe le visage à l’impromptu, une rafale nous fait sursauter et on s’effraie que le vent brise les fragiles montures des fenêtres, on est désemparé et impuissant à l’idée que l’on devra bientôt se trainer nu sur le pavé brûlant, le corps rongé par l’acidité de la suer et le goût de l’acétone au fond de la gorge au moindre impair de déshydratation. N’importe qui aurait le moral gravement altéré par la situation. Or, un jour que tombait une pluie grise sur les tuiles rouges, j’allais fumer une cigarette devant la fenêtre. Au début, je ne vis qu’un point blanc, une broussaille de l’autre côté de la place. Mais son cheminement était trop régulier. Alors, je plissai les yeux, et petit à petit je distinguais une veille petite femme recroquevillée qui avançait obstinément. Je la détaillai un peu plus, m’attendant à trouver au mieux un parapluie, au pire un fichu de plastique transparent sur sa chevelure blanche. Rien. Mais absolument rien. Elle ne se protégeait pas la tête, elle ne clignait pas les yeux, les gouttes gluantes lui tombaient dans le col sans la faire dévier de ses coordonnées. Elle traversait la pluie comme si elle n’existait pas. Moi, je viens d’un pays où il suffit qu’il pleuve 42 minutes pour que nous nous mettions à pleurer à gros sanglots en hurlant des lamentations divines, que nous nous sentions punis par un destin dévorateur, que nous nous calfeutrions avec des grandes barres en bois dans des endroits que nous étanchéifions tout le reste de l’année, à l’exception de ces 42 minutes de pluie qui nous plongent dans une tétanie morbide. Une fois qu’il n’y a plus de larmes, nous restons vides, le regard vide, les mains vides, désemparés par cette eau aussi terrible qu’injuste. Nous ressentons un très fort sentiment d’injustice quand il pleut. Nos fibres morales en sont brusquement éveillées. Aussi, dès que nous sortons de notre tétanie, nous nous appelons au téléphone, et nous échafaudons immédiatement des projets politiques de société à venir. La lumière dorée qui suit l’orage quand le ciel est encore noir nous semble soutenir nos visions en nous gonflant d’optimisme et de beauté. Une fois encore, nous avons traversé ce terrible moment, et nous en avons réchappé. Une fois encore, nous sommes gonflés par l’orgueil des réchappés, imbibé de la fierté de qui a survécu, ivres de l’énergie de reprendre à zéro.
Je me refixais sur la mémé : elle n’avait pas dévié, elle n’avait pas levé la tête, même pas essuyé une goutte qui aurait pu gêner la bonne marche de sa paupière. De ce jour, j’entrepris d’observer plus précisément les réactions météorologiques. C’est peut-être cette troisième observation qui commença à me faire vaciller, à éclairer d’un jour nouveau les différentes étrangetés que je relevais d’aventure, à suggérer un fond commun, voire le soupçon d’un grave problème. Mais ça n’avait toujours pas de nom. Après une année d’observation assidue, malgré de très fines variations, il fallait bien se rendre à l’évidence : ils ne bronchaient pas, quelque soit la météo. Ils avançaient, mécaniquement, pareillement droits et raides, sous la pluie, dans le vent, dans la chaleur et même dans l’absence d’atmosphère (il y eut seulement quelques jours). Les travailleurs d’extérieur travaillaient sans couvrir leur peau quand le soleil immobilisait même les araignées et les lézards, les passants passaient sans baisser la tête quand la pluie leur martelait le crâne, leur pas ne faiblissait pas quand la neige verglacée recouvrait les trottoirs, les conducteurs de tram fumant conduisaient imperturbablement, les cantonniers cantonnaient idemement toute l’année. Une fois, je me suis dit que je n’en avais jamais vu un saigner.

Tout cela m’effrayait, mais que pouvais-je bien faire ? La plupart du temps, je faisais comme si je n’avais rien remarqué, je continuais mes activités. Parfois, je passais devant l’endroit qu’on appelle l’aquarium et j’apercevais quelqu’un que je connaissais, je lui faisait un sourire et un signe de main. Il me répondait en pliant son coude du bas vers le haut puis son poignet de droite à gauche, et je comprenais qu’il me saluait. Mes rapports avec mes collègues en restaient le plus souvent à ce stade, que tout le monde trouvait satisfaisant et épanoui. Je faisais semblant d’acquiescer et de me satisfaire moi aussi de ces interactions. Une fois, je croisai une collègue avec son enfant. Je ressenti alors une drôle de sensation. Un léger déplaisir mais que je n’identifiais pas tout de suite, une sensation que je connaissais bien mais que je n’avais pas éprouvée depuis très longtemps. Alors que je cherchais à la nommer, je m’aperçu que c’est la désagréable présence de l’enfant qui produisait cela, et que je ne l’avais plus ressentie depuis que j’étais arrivée là. Et en effet : je n’avais pas vu d’enfant depuis que j’étais arrivée, il y a plus d’un an maintenant. Des chiens, beaucoup, mais aucun enfant. Les absences de ce qu’on n’aime pas sont toujours plus difficiles à identifier : on est juste non contrarié, non agacé, non tendu, non interrompu, non emmerdé. Comme le beau temps nous est dû, la tranquillité aussi. C’est l’ordre normal des choses, ce qu’il doit être, qui ne nous provoque aucune douleur et fait tourner le monde correctement. En vertu de cela, je ne m’étais pas aperçu de leur absence. Mais tout à coup, elle me sautait aux yeux. Il n’y avait aucun enfant dans la ville. Sur Google Maps, il y avait bien des écoles indiquées, mais quelque soit l’heure où je passai devant, elles étaient toujours parfaitement calmes, vides et silencieuses. Aucune miette de goûter par terre, aucun parent en double file, aucune sirène de récréation. Elles étaient seulement des façades. À l’Université, on pouvait apprendre toute sorte de métier – et surtout vétérinaire, mais il n’y avait pas département de sciences de l’éducation. Il n’y avait même pas de femmes enceintes. Les gens apparaissaient à l’âge de 18 ans. D’abord, je jubilais. N’était-ce pas ce dont j’avais toujours rêvé ? Puis, petit à petit, je réalisais une autre chose, plus grave. S’il n’y avait pas d’enfant, c’est parce qu’ils ne se reproduisaient pas. Ça, c’est bien. Mais s’il ne se reproduisait pas, c’était à cause d’un grave problème : c’est qu’ils ne baisaient pas. Et en effet, même au plus fort de l’été, quand toutes les fenêtres sont tellement ouvertes qu’on entend le curé faire des feulement de pet dans le confessionnal de la paroisse d’à côté, pas un soupir de plaisir, pas un cri arraché à la jouissance, pas un voisin qui se rhabille à la hâte, pas un grincement de sommier, jamais deux corps qui s’électrisent en s’effleurant, pas un seul rayon de sexe dans les 500 km à la ronde. J’avais bien essayé parfois de disposer sur mon corps les index du sexe, pour signifier dans un langage connu de tous, les diverses possibilités, mais je n’avais rencontré que des yeux baissés, même pas fugace de la gêne, mais simplement le vide que l’on ne trouve que dans l’oeil d’une vache à son quatrième remugle.

À ce moment-là, je me suis trouvée en capacité de nommer. Ils étaient étrangers à tout ce qui est à l’extérieur d’eux-même, hermétiques au monde, leur peau, leur ouïe, leur sexe, leur regard ne captaient rien. Ce sont des organes disposés là par atavisme anthropomorphique, mais ils ne faisaient jamais contact avec le monde. Ils étaient en quelque sorte ornementaux, quoi que pas toujours très esthétiques. Une sorte de souvenir sémiotique de quelque chose qui a servi à quelque chose, mais quoi, on se rappelle pas. Eux, ils suivaient le programme. Parfois peut-être, l’ombre d’un souvenir sensible ouvrait en eux des abysses, dans leurs entrailles s’agitaient des tempêtes immobiles, invisibles, ils allaient au psy, et puis ils repartaient sous la pluie. Au cours de ces moments d’effarement, la seule chose que je n’ai jamais réussi à m’expliquer, c’est que – parfois – ils riaient.

Chauds insectes

La chaleur avait tout figé, comme un instantané d’explosion atomique. La lumière était féroce et crue, les oiseaux avaient disparus, même les lézards ne bougeaient plus. Assise, droite sur ma chaise, j’attendais que la température change. Même un degré aurait fait l’affaire. Un mouvement de température qui permettrait que tous les autres mouvements reprennent. Hagarde, je n’arrivais pas à réfléchir. Je contemplais les yeux éteints une peau de banane sur la table qui flétrissait à vue d’oeil. Elle noircissait et se ridait de façon extrêmement immobile et rapide. Là encore : pas de son. Une nano-mouche apparut un instant pour tenter vaguement de l’escalader mais elle grilla avant d’avoir pu faire la moitié du chemin.

Les pigeons s’échouaient parfois en hurlant dans de gros bruits mous sur le sol de la cuisine. Leurs pattes fumaient encore de l’irradiation et ils avaient le regard fou. J’avais, à l’usure fini par établir des règles communes : interdit de monter sur la table ou dans le lit, croquettes et miettes une fois par jour, eau à volonté. Je les tolérai de mauvaises grâces, surtout lorsqu’ils roucoulaient dans les infra-basses la nuit et agitaient mon demi-sommeil poisseux. Mais que faire.

Ils ne tarderaient de toute façon pas à subir le même sort que les cafards, dont je retrouvais les cadavres au petit matin. Je balayai et en jetai des pelletées entière. Au début, ça me dégoûtait, j’avais des hauts le coeur en tenant la pelle du bout des doigts. Puis le dégoût a laissé place à la tristesse. Ils mourraient tous du même mal. Une agonie sur le dos, exposant leur vulnérable abdomen beige et un peu translucide. Leurs pattes semblaient figées dans une ultime contraction, une ombre de douleur insondable sur les sourcils. Parfois, une patte bougeait encore, mais je savais que ce n’était qu’un inutile ressac du système nerveux. Leur âme avait déjà roulé derrière le frigo, arrêté par un petit monticule de graisse et de poussière. Je ne pouvais plus rien pour eux, même ceux qui levaient un peu la patte. Ils entraient ici pour mourir.

J’avais mis longtemps à comprendre que cet endroit n’était pas un abri mais un destin, pour certains. Une fois, au début, quand ils ne mourraient pas de façon aussi foudroyante, il y en avait un qui avait réussi à m’apprivoiser. Quand je prenais mon café, il sortait de derrière la machine, abandonnant le plaisir du moteur qui chauffe pour japper devant la boite à café. Au début, j’avais trouvé qu’il faisait son intéressant. Pour être honnête, j’avais même essayer de l’assassiner, puis – face à l’échec, de l’expulser. Mais rien à faire. Et je finis par me laissée attendrir par sa joie naïve de jeune cafard, qui, tous les matins revivait la même surprise heureuse. Parfois, il montait sur ma manche, alors je faisais un tour dans la cuisine, pour lui faire prendre de la hauteur. Une fois, la concierge a sonné à la porte, il a eu la présence d’esprit de se cacher, mais l’impatience de ne pas y rester assez. Il a fini par me remonter le long du cou, frôlant du même coup la complicité pour homicide involontaire par infarctus de la porterina qui, depuis ce jour, ne produisit plus que pour s’adresser à moi des syllabes de dégoûts. C’était encore du langage, mais morphologiquement structuré par un dégoût profond qu’elle s’arrachait de la gorge quand elle ne pouvait rien faire d’autre que de me savoir exister. Une ou deux fois, j’ai failli l’écraser, c’est vrai. Une démangeaison soudaine de la clavicule, un frisson à la malléole résolu d’un geste vif, mais il a du réflexe, malgré ses côté bon vivant. Finalement, c’était le bon temps. On s’amusait bien. Mais il a fini par finir, lui aussi. Un matin, ne le voyant pas, je l’appelai doucement. C’est seulement au deuxième café que je l’ai vu lentement ramper vers moi, les yeux trempés de larmes et de peur. J’ai tout de suite compris. Mais je n’ai pas trouvé les mots. Quels mots trouver ? Ce manquement de langage me dévore encore aujourd’hui. J’ai eu mille fois l’occasion, dans mes longues nuits de cauchemars, de repenser à ce que j’aurais pu dire, à ce que j’aurais dû dire, et pourquoi je ne l’ai pas dit. Je m’étrangle par implosion de la trachée, dans ces moments-là. Je n’arrive pas à me pardonner et ça m’étrangle.

Pour ne pas céder au sentimentalisme, je l’ai balayé et jeter par-dessus la rambarde du balcon. Il ne faut surtout pas céder au rituel funéraire. La mort est trop dévorante, ces temps-ci. Il ne faut lui laisser aucune occasion. J’ai ravalé ma culpabilité immense, comme une boule au milieu de mes organes, et j’ai jeté le cafard, en essayant de ne plus y penser. 
Mais parfois, quand je croise la concierge, je fais semblant d’avoir quelque chose dans la manche, et son dégoût stalactite dans des syntaxes agglutinantes que j’entends résonner longtemps dans l’escalier.

Pourtant aujourd’hui, impossible d’aller dans les escaliers. Impossible de bouger. Je suis toute photographiée, soustraite au mouvement, insolée. Je me sens pochoir même si je dois bien avouer que, parfois, quand les cloches se mettent à hurler comme des sirènes et se frappent avec une violence inconcevable, quand l’étourdissement du vacarme se joint à celui de la chaleur, quand tout se met à tourner malgré l’immobilité, malgré l’absence de vivant, malgré les quarante-treize degrés, parfois, je dodeline doucement de la tête. Très très doucement, car avec tant d’immobilité, si je me mettais à trop remuer, ça serait un coup à tout casser. L’effondrement des églises on veut bien, mais de toute réalité, ça fait peut-être beaucoup de dégâts pour pouvoir juste dodeliner.

Le silence est revenu. J’arrête doucement de résonner. Et je reste là, droite sur ma chaise, les yeux bien ouverts (même si j’ai très chaud aux yeux), et j’attends que passent sept ou huit heures. Quand je suis sure qu’assez de temps a passé, parfois, je me lève et je bois un verre d’eau. Une fois, l’immobilité avait dû durer quatre heures à peu près, une petite explosion, nette et brève, s’est faite sentir. Je n’osais pas lever les yeux, même si je devinais la forme noire sur l’abat-jour blanc. Une énorme punaise losange et noire avait été catapultée dans le séjour. Elles arrivaient toujours comme des comètes, et se tapaient forts contre toute surface qui pouvait prétendre au qualificatif de rigide, de près ou de loin. On aurait dit un crash, un massacre, à chaque fois. Mais pourtant, elles n’étaient jamais blessées. Je les trouvais hautement antipathiques et je me félicitais qu’elles ne soient intéressées par aucune autre pièce de la maison. Mais cette antipathie m’empêchait d’avoir le coeur net : elles arrivaient toujours d’une façon extrêmement bruyante, puis elles s’évanouissaient. Elles ne tombaient pas dans les pommes, bien sûr, elles disparaissaient. De toutes ces années, je ne trouvai jamais un cadavre, jamais un vol impromptu, jamais une incartade dans la cuisine ni l’entrée, jamais le trait noir d’un vol d’une échappée par la fenêtre, rien. Elles s’explosaient contre le mur ou l’abat-jour, puis elles s’évaporaient immédiatement. Des punaises filantes, désagrégées par l’atmosphère de mon salon-destin.

Contrairement aux poissons d’argent. Comme tous les coeurs tendres, j’étais amadoué et fascinée par ce nom, qui achetait ma bienveillance. Il me suffisait de prononcer ce nom, ce dont je ne me privais pas à la moindre occasion, et je rêvais de poisson métallique aux moustaches saupoudrées de poussière de lune, filant dans les profondeurs d’une façon élégante et mystérieuse. C’est par rêvasserie que je les ai laissé proliférer, ne nous masquons pas la face. Je disais « c’est rien, c’est des poissons d’argent », et je souriais, en pensant qu’avec un nom pareil, c’était loin d’être rien, c’était même presque tout ce qu’il fallait de poésie dans une vie. Un jour, il y en a un qui m’a bloqué le passage. Je voulais aller dans la chambre, il s’est interposé, accoudé à l’encadrure et a craché par terre. Qu’est-ce que je pouvais faire. Cette nuit-là, j’ai dormi dans le salon. Mais j’ai bien été obligée de réaliser que je leur avais peut-être laissé un peu trop de latitude. Quelque soit leur taille, ils avaient toujours des mouvement furtifs, suggérant qu’ils cachaient quelque chose. Ils m’encombraient le coin de l’oeil, et leur bruissement presque imperceptible me maintenait dans une tension permanente qui m’épuisait. Je tentais une rencontre pour partager l’appartement. Mais penses-tu. Les poissons d’argent sont des créatures obtuses, fières et secrètes avec qui il est impossible de discuter. Mais après cette tentative, au moins, ils se firent plus discrets.

De toute façon, la chaleur avait tout figé, et les poissons d’argent, qui sont des créatures profondément liquides et visqueuses, ne devaient valoir guère mieux à cette heure que tous les autres poissons séchés. Les seules qui réussissaient à se déplacer dans ce monde immobile étaient les araignées. Elles profitaient de leur insensibilité pour déployer un empire. Les petites araignées noires et brunes que j’avais pris en amitié s’enhardissaient d’heure en heure, elles traversaient maintenant le mur du salon comme une autoroute, et le fait que je leur fasse les gros yeux n’y changeait absolument rien. Je les trouvais un peu ingrates, mais après tout, qu’est-ce que ça me faisait ? Non, en réalité, j’étais plus inquiète des grandes sans couleur. Je les avais d’abord prise pour des faucheux, et après tout qui n’aime pas se représenter les grandes araignées comme des être en fait inoffensifs ? Tout le monde aime bien aimer les araignées, c’est cool et original. Mais j’avais dû me rendre à l’évidence, qu’elles n’avaient rien de faucheux. Elles grandissaient de jour en jour et bâtissait des formes en 3D en guise de toile, qui s’étendaient d’un bout à l’autre de l’appartement. Je ne pouvais plus ouvrir la fenêtre sans mettre en péril une mégalopole arachnée. La chaleur était si forte qu’elle avait contaminé l’air tout entier, et il n’y avait plus aucune différence entre l’intérieur et l’extérieur. Mon sang bouillait pareillement, alors j’acceptais de laisser la fenêtre fermée plutôt que de procéder à une coûteuse opération de relogement, dont on ne connait jamais bien l’issue. Autant jouer le statu quo, le consensus (et je ne dis pas ça parce qu’on est en Italie, après tout, on ne sait pas si ce sont des araignées italiennes, ni quelle est leur maîtrise du latin). Mais il fallait tout de même que j’enraye leur expansion, au moins pour me frayer un chemin jusqu’au lavabo pour les jours de toilettes. Aujourd’hui, elles ont obtenues une athénée dans les WC et un ensemble immobilier dans l’angle sud-ouest de la chambre. Si elles s’en tiennent là, ça devrait aller. Mais il ne faudrait pas rester longtemps sans bouger. Malgré leurs efforts, elles ont l’architecture dans le sang.

La nuit est tombée depuis quelques jours, et l’on ressent enfin une légère baisse de température. Je remue doucement les doigts pour vérifier, je cligne des paupières, ce n’est pas éclatant, mais oui, l’insolement du monde a relâché son emprise, on entend au loin un filet d’eau couler, un oiseau crie doucement. De toutes petites bêtes noires ont entrepris de me grimper sur le bras. Je ne les connais pas. Je leur dis de ne pas avoir peur. Les traces de sang, c’est autre chose. C’est les moustiques. Avec la chaleur, eux aussi sont devenus lents et maladroits, je les écrase parfois entre deux doigts, sans faire exprès. Quand je dors, ça fait d’un coup une sensation de mouillé, j’ouvre les yeux et le vois que c’est la mort. Ça me laisse toujours un goût âpre sur la langue, ces assassinats involontaires. Tout à fait différents de ceux des mites alimentaires, pour lesquelles j’ai au contraire un plan sans faille bâti sur le concept de « bocal ». Ces vilains moustiques tigrés n’ont pas bonne presse, mais j’ai dû mal à les détester tout à fait, sûrement à cause de la finesse de leurs traits, ou peut-être de leur pelage, surtout quand ils font les poils d’été. Mais ça ne manque pas, il suffit que je m’assoupisse un peu pour un écraser un involontairement, et là, c’est le cinéma du sang dans les poils, des carcasses carnales qui s’étalent sur les murs pour vous empêcher d’oublier. Comment veux-tu dormir dans un tel charnier ? Mais maintenant les moucherons sont tout inquiets. Bien sûr, ça m’est déjà arrivé d’en tuer un ou deux, mais je plaide l’accident, le virage inconsidéré entre les dents, sinon, jamais non jamais de mon vivant, je ne m’attaquerais à de si gentilles petites bêtes noires dont on ne distingue pas les yeux. On est pas des bêtes.

Lettre d’absence

Chère H.,

Les trois dernières lettres que je t’ai adressées me sont revenues.
Dessus, un tampon à la hâte indiquant : « Destinataire absente ».
Tu as dû partir. Tu as sûrement eu besoin de t’absenter pour une raison nécessaire. Tu as quelque chose à faire qui te retient ailleurs.
J’ai gardé les lettres.
Mais je dois à nouveau t’écrire. Qui sait si je te parviendrai. Mais je dois te raconter ce que j’observe ici.

Tout d’abord, je ne m’en suis pas rendue compte, bien sûr. Mais un jour, ça m’a explosé au visage : il n’y a aucun enfant dans la ville. Aucun.
Parfois, de manière exceptionnelle, on en voit une grappe. Ils ont tous le même âge et le même t-shirt mauve pâle, ou la même casquette verte. Probablement une institution quelconque qui les aère. Mais hormis ces rares aperçus, rien. Aucun enfant. C’est une ville d’adulte.
Tu sais comme je goûte les mioches. J’ai donc d’abord ressenti une immense quiétude, un apaisement. J’étais enfin dans mon pays.

Quelques semaines plus tard, alors que j’étais en plein renouveau, que je finissais d’épousseter les dernières écailles vacillantes qui témoignaient de ma mue récente, je me hâtais d’arriver là où j’avais rendez-vous. Et comme je levai la tête, je me suis aperçue que le temps avait disparu. Comprends-moi bien : non seulement l’heure mais aussi le temps tout entier. Dans la rue, il n’y avait plus aucune horloge. Le temps n’était plus inscrit nulle part. Or, comme tu le sais mieux que personne, le temps n’a aucune autre existence que son inscription. Sans écriture, pas de temps.
Les horloges avaient disparues. Il n’y avait plus de temps partagé. La fin du temps public. Mais ne te leurre pas : il n’y avait plus non plus de temps privé.
Quelque soit le moment où j’arrivais, j’étais toujours chaleureusement reçue. Inversement, tous les rituels d’impatience s’étaient évaporés. Tout prenait ce que ça prenait. Il n’y avait plus de mesure.
Tu sais comme j’ai toujours souffert des contentions temporelles. Tu imagines seulement à peine l’énergie que me demandait la simple existence du temps. J’ai donc d’abord ressenti une immense quiétude, un apaisement. J’étais peut-être enfin dans mon pays.

Et puis, tu sais comme c’est. D’une chose l’autre, on y pense plus. Et c’est alors – je veux dire : alors que j’avais l’esprit libre – que je me suis rendue compte d’une nouvelle absence. Depuis un an que je suis ici – note bien ça : une année ! – tiens-toi bien : j’ai entendu personne baiser.
Pas le moindre soupir de jouissance, pas l’ombre d’un sommier qui grince, pas un rhabillage à la hâte, pas un regard vidé par l’orgasme. Rien.
Ils baisent pas, ils ont pas de gamin, ils ont pas l’heure.
Là, j’ai commencé à ressentir une certaine peur…

Et toi qui ne répond pas. 
Qu’est-ce que je vais faire de toutes ces absences ? Les gamins, très bien. Le temps, une nouvelle expérience. Le sexe, quel désespoir ! Et toi ? Réponds-moi…
J’ai besoin que tu me dises ce qui disparaît autour de toi. J’ai besoin que toi, tu ne disparaisses pas. Tu seras là, n’est-ce pas ?
Les horloges et les gamins, écoute-moi, on fera sans. Mais le sexe, quand même…

Fais-moi signe quand tu reviens.
J’ai tant à te dire sur toutes ces absences.

Je t’embrasse,

Lettre-mue

Chère non-M,

À l’occasion d’un de ces événements où on s’agglutine en mastiquant du café et en se saluant de sourires et d’exclamations peu bruyantes. À l’occasion d’un de ces événements, je me suis aperçue que je résonnais. Je grésillais. Je faisais sens.
Alors, remplie de mes grésillements de sens, j’ai eu envie de t’écrire.
Il faut que je t’annonce mes dernières évolutions. Ça fait longtemps qu’on s’est pas vues. Tu serais peut-être surprise. Peut-être que je le serai aussi, d’ailleurs.
Te rappelles-tu de ces petites fissures autour de mon coude ? Il y avait aussi parfois de discrets craquements quand je tournais les yeux. En réalité, les premiers signes étaient arrivés un peu plus tôt. Parfois, surtout quand j’étais fatiguée, je remplaçais un S par un F, un A par un E. Ça ne s’entend pas trop. C’est juste une légère déformation, une ombre d’étrangeté. Puis, les petites fissures autour du coude. Ça gratte pas. Ça fait pas mal.
En très très fines pellicules, les petites fissures se sont laissées éventrer. Ça faisait un peu froid, tu sais ? Au début, je gardais les petits bouts dans mes poches. Je les reconstituais parfois, le soir, comme une carte. Une carte de quoi ? Une carte de l’avant.
Et puis, au détour d’un grésillement, je me suis ébrouée et toutes les petites écailles se sont éparpillées. Je ne les ai pas ramassées. J’ai pensé à toi. Je me suis dit que toi non plus, tu ne les aurais pas ramassées.
C’est là que j’ai décidé. J’ai décidé de retirer toutes les écailles. Il fallait faire des gestes très doux, pour ne pas réveiller les gardiens et les thaumaturges. Respirer lentement. Puis, sans a-coups, dans un geste souple et continu, commencer à me défaire de toute cette gangue. Me nettoyer, lentement.
J’ai commencé par attraper une poignée de sable, et je m’en suis frottée la langue. Ça m’a fait des frissons dans tout le corps. C’était bon. Puis, j’ai frotté le reste de mon corps. Le sable arrachait doucement les scories de leurs injonctions. Petit à petit, je me libérai de ce monde qui me collait à la peau. Je me lavais de ce monde. Je passai des heures, des jours à me défaire de cette crasse. J’en ai gardé un petit morceau dans une fiole pour te le montrer.
Ma nouvelle peau est très fine. On la voit à peine. On devine tous les nerfs et toutes les petites veines. Ma nouvelle langue s’entend à peine. Une inflexion, un rapide son. Ma nouvelle langue. Je ne sais pas encore laquelle. Ma langue lavée de sable. Frottée de pierre de lave. Ma langue-lave en feu.
Et dans cette chaleur, je retrouve l’épaisseur de ma vie plurivoque. Mes langues-laves qui émergent de ma mue. Une mue, qui me laisse avec cette peau fine et vulnérable, déchirable infiniment. Mais une peau libre – Une peau-langue. Polang.
C’est comme ça que j’appellerai le chat, tu sais ?
Vulnérable et libre.
J’ai beaucoup changé. J’espère que tu me reconnaitras.
La vieille peau ? Je l’ai roulée en boule, je l’ai noué avec un morceau de corde. Elle est aux archives. Quand elle aura séché, on pourra l’étendre et s’en servir de carte.
J’ai appris que les lézards exposaient les leur sous des arcades dorées. Tu voudrais qu’on essaie ?
Mais peut-être que toi, tu n’as pas besoin de muer ?
J’espère que je te reconnaitrais.
J’espère qu’on ira au petit café où on aimait bien aller le matin (quand moi j’étais pas bien réveillée). Tu sais, on pourrait essayer de parler nos nouvelles langues ? Même si on comprend pas bien, ça fait rien. Même si parfois on trébuche.
On pourra coller nos corps, quand on trébuche. On aura qu’à parler en même temps. On aura qu’à dire plusieurs choses à la fois. Tu veux bien ?
Je dois finir là. Mais je dois aussi te redire toute mon excitation pour ce nouveau monde. Cette nouvelle peau. Cette nouvelle langue. Je dois te redire à quelque point je respire d’avoir enfin enlevé cette peau de l’univoque. Je ne parlerai plus cette langue. Avec douceur, je l’annihilerai.
Tu me reconnaitras, ne t’inquiète pas.
Et si dans les infra-fréquences des langues à-venir tu deviens insensé, reviens-en à nos grésillements collectifs.
Je t’embrasse, et me réjouis de te voir bientôt.

Stein.

Nous ne viendrons pas

Dans les poches de mes joues, je collectionne depuis un moment ces figures troubles, je me les mâche sous les dents, je leur ai pas encore trouvé de nom, ces figures du ni l’un ni l’autre, je me trimballe les nini dans les bajoues, et de temps en temps, quand je desserre les dents, j’en fais jouer une ou un sur le plat de ma langue, mais je dois bien avouer que j’ai pas beaucoup de succès. Ils ont pas trop de nom, du coup on les voit pas bien. Un peu les Martin Eden, un peu les He-Yin Zhen, un peu les en-dehors, un peu les punks. Ceux qui ont quitté leur classe pour vivre plus intensément, qui y sont arrivé sans arriver pour autant. Ceux qui sont parti sans parvenir ni revenir.

Parce que les transfuges, ce ne sont rien d’autres que des parvenus. On le dit une fois, ça suffit.

Celles qui sont parties sans revenir ni parvenir, les illisibles, celles du bardo, qui flottent un peu sous les tonnerres des borderlands. 49 jours en plein mois d’août, ça fait long. Ça fait comme cinquante-dix, ça fait comme quarante-treize, on peut plus compter, on s’évapore.

Moi aussi, je me roule en boule au creux des joues, quand je sais plus trop si je suis partie, ni où est-ce que j’arrive pas. Quand j’oscille entre le nini et le un peu des deux, dans des vertiges épistémologiques. Alors je cristallise en me balançant. J’éparpille le nulle part. Et j’enroule le tout dans une bave verbeuse, des cacahuètes d’oxymore, des effets de manche ternaires à pas cher.

Un temps, ça a été un fil qui m’a tirée, un lointain dont je distinguais pas bien la forme et qui me mettait en mouvement pour aller voir. Une altérité radicale, un monde à l’envers du mien qui me faisait tourner la tête dans tous les sens pour essayer de comprendre, un fil qui m’attirait. Un temps, ça m’a mise en mouvement. Partir c’est pas le plus difficile.
Puis quand j’ai bien tout distingué, quand ma tête avait suffisamment tourné pour s’encastrer dans ce monde, j’avais déjà les deux pieds dans la discipline. Alors ça a arrêté de tourner, ça a arrêté de tirer, ça a arrêté de bouger. C’était mon monde, mon marécage, la nature morte de ma nouvelle définition. Lisible. Et à force de forcer, je suis arrivée. Je suis arrivée, bien mal en point, bien amochée. Arriver, c’est bien plus compliqué. Mais y a pas de mérite à se rendre, il y a pas de mérite à être lisible pour les mondes mortifères de l’institution. Je suis devenue une page, qui s’écrit bon gré / mal gré, bon grain / ivraie, ma valeur d’auteure à la hauteur du nombres de caractères que je livre, une ventrée de signes, linguistique de points morts, universitaire pour le salaire.

Alors, sans jouissance, j’ai fini par venir ? Le long des tendons, l’agacement des orgasmes nerveux, le pharynx étroitement étriqué par l’amertume du souvenir (encore venir ?…), je l’ai en travers de la gorge. Mais ça passe pas, je rue dans mes brancards, je foire tous mes rencards, ça tient pas la route, ça tient à pas grand chose, d’ailleurs, que je me tivolise, le blanc de l’oeil inquiet. Mais ce qui me retient de l’effondrement, c’est le temps. On vend son âme pour tout le reste. La liberté du temps, c’est le seul coin qu’on a jamais lâché. Qu’on n’a concédé ni aux mondes de départ, ni aux mondes d’arrivée. Ne pas leur donner son temps. Ne pas les laisser le cadastrer.

La liberté du temps, c’est notre entredeux, l’espace propre, mon nid. Mon temps libre, que j’évide comme un poisson gluant jusqu’à la folie du néant, que je sature, que je découple jusqu’à l’épuisement de l’ubiquité de mes mille et une vies. Le temps libre pour rester insaisie.

Alors, après tous ces voyages, alors que souvent il ne reste plus que sur le palais le mauvais goût de l’alcool des lendemains, et un peu de sang entre les cuisses ou sur les mains, après avoir courbé l’échine pour laper les mains des laquais, après avoir ethnographiquement consigné – avec une curiosité on ne peut plus malsaine – les habitudes intimes de la grande bourgeoisie capiteuse, après m’être appliquée à décevoir tant mes amis que mes patrons dépités, après avoir fait carrière de mes excentricités pendant que les copains crevaient, après avoir marché sur les toits du monde et aimé entre deux avions, après avoir singé les intellectuelles et voués aux gémonies les nouvelles établies qui maniaient la truelle, après avoir évité le travail autant que je le pouvais, après m’être tuée à la tâche à en perdre toute attache, après avoir méprisé l’inconnaissance, en croyant que ça nous sauverait, après m’être amiotiquement lové dans la meute puis m’être esseulée à en crever, après avoir constatée que je n’étais néanmoins pas morte, il ne me reste plus qu’à dévenir, pour à mon tour devenir une de ces figures troubles, partie sans parvenir ni revenir, en toute illisibilité. L’illisibilité pour me laver de toute cette colère contre ces deux mondes, et pour esquisser des limbes d’espaces libres, entredeux. Pour se désidentifier, pour se sortir de cette colère de classe, de cette peur de la misère, de cette fascination morbide qui n’ont plus aucun sens, ni les unes ni les autres. S’affranchir du devoir des deux mondes, saboter pour le plaisir plutôt que par souvenir d’une rancune par procuration, s’arrimer à un monde, juste le temps d’une virée, dévenir. Ni mineur ni majeur. Pour cela, nous n’avons que notre propre temps, et la liberté que nous arrivons parfois à nous accorder pour en user, malgré la douleur de l’illisibilité.

Liquide

Je déborde. 
Je roule ma houle dans des buissons d’écume.
Je renifle les odeurs d’essence dans les moteurs des bateaux, je remue à vous donner la nausée. J’agite les voiles de vos poulaillers. Je grisaille dans les reflets d’essence, j’excite les gabians en faisant bruisser mes remugles de poissons ballonnés. Je recrache des carcasses d’oursins en attendant la prochaine tempête qui me déchirera les viscères.
Quand vos barques me sillonnent, j’attends l’occasion d’un naufrage. Je remue en dessous quand ma surface mime le calme plat.
Je suis la mer qui prend l’eau, qui déraille, la baille qui goutte à goutte à la sortie de vos égouts, je reflète vos béances et vous engloutis.
Je suis liquide, visqueuse, emplie d’une colère solaire qui vous aveugle.
Je tangue, alanguie dans les débris des vaisseaux, je ne m’apaise que le temps de laisser les poissons reprendre leur respiration. Ensuite, je rallume les lumières et branche l’électricité.
Tout l’océan tressaille d’excitation, de cette brûlure dans les vagues, tapie sur le sable. Je gançaille électrique, ivre de mes propres liquides, étêtée. Hydre sans tête, tournant à l’hydro-électrique, je bats aux rythmes du monde. Je respire, me gonfle tantôt d’orgueil, tantôt de plénitude. Me dégonfle d’une marée invisible.
Je bats le rythme du monde. Liquide. Je donne la pulsation au creux des veines du monde. Liquide. Je bats et j’assourdis. J’absorbe et dilue les coups. Je bois les coups de grisous du monde et les gorgées d’immonde.
Je lave, je rince de mon sel qui dévore le plastique, les peintures et les chaires. Je délave jusqu’à ce que ma grisaille argentée absorbe toutes les couleurs. Aveuglée, j’indistingue, je déclasse, je liquéfie. Jusque dans mes flaques, j’absorbe sans absoudre.
Éponges, méfiez-vous que je ne vous engorge.
Éponges, au garde-à-vous ! pour ne pas vous faire les ventres mous de la mer.
Éponges, retenez-vous. Vous ne serez jamais assez amples.
Éponges, pleurez toutes les larmes de votre corps d’éponge. Je serai là pour les cueillir, les boire et faire des trainées de tristesse argentée au creux de mes vagues.
Mais non, n’ayez crainte, elles deviendront colère.
Nous deviendrons vaisseaux, sans forme, sans vase-clos.
Nous remuerons à l’infini, moi et les larmes des éponges.

19 mai 2023