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Langues animales

J’étais arrivée la soirée précédente, à la tombée de la nuit. La rumeur m’avait étourdie, et la lumière entre chien et loup m’empêchait de distinguer clairement les détails du quartier où j’étais. Je décidé de remettre au lendemain l’exploration et de chercher où dormi pour ce soir. De grandes tours circulaires abritaient de minuscules chambres alvéolaires où je rentrais à peine une phalange. Plus loin des nids confectionnés avec soin remuaient doucement au vent en surplombant les tanières.

Tout le monde s’affairait aux affaires vespérales en se hâtant.

Je dégottais un coin de paille inoccupé et propre, et tombais immédiatement de fatigue. Je dormis mal et de manière hachée. La paille me grattait la peau et le moindre bruit me faisait sursauter, tandis que les courants d’air maintenant une température désagréable qui m’obligeait à bander tous mes muscles. Je me réveillais de méchante humeur. Il allait falloir quelques cafés pour oublier ces déconvenues.

Après quelques coins de rue, je tombais sur le café du quartier, tenu par une punaise brune. J’entrais en saluant, et alors que je tirais une chaise pour m’asseoir, je lui jetais un œil. Je réitérais mon bonjour, pensant qu’elle ne m’avait pas entendu. Le même silence se produisit. Inquiète, je m’approchais du comptoir en fronçant le sourcil pour la regarder dans les yeux. Elle refit le même léger mouvement de la tête, et je compris qu’elle parlait une langue trop ancienne pour que je puisse l’entendre. Araméen, probablement.

J’avais lu ça quelque part, dans un annuaire, qu’il y avait une lignée de punaise araméenne. Mais je n’en avais jamais rencontré.

Je commandais un café en espérant qu’il n’y ait pas d’accroc. J’ajoutais « noir et sans sucre » pour éviter les questions inaudibles. Le café arriva, fumant, poussé par le ventre débonnaire de la punaise. Je me brûlais les lèvres en le dégustant. C’était du bon café araméen, rien à redire.

 

Sur le trottoir en face, passa un groupe de chenilles toutes absorbées dans des bavardages agités. Elles ne regardaient même pas avant de traverser.

 

Une fois mon café et ma mauvaise humeur avalés, je me mis en route pour le quartier des chats et des loups. On entendait beaucoup parler de cette cohabitation. Certains disaient que c’était le gris qui avait mis d’accord tout le monde. En réalité, c’était plutôt une bonne entente pragmatique, vu que les langues étaient intercompréhensibles. Mieux valait ça que de cohabiter avec les chauves-souris ou les lézards.

Je cherchais Jack. Dans un atelier de forge en plein air, on me renseignant. Il était probablement au saloon. Ce que les loups appelaient le saloon n’avait pas grand-chose d’un bar, plutôt une sorte de place du village engoncée dans des pergolas mangées de jasmin et de bougainvillée. Il y avait toujours un ou deux soulards qui avaient roulés par terre et qui cuvaient leur alcool d’acacia. Ça sentait un peu la rouille et l’eau. Jack était là, assis, immobile, en train de fumer. Je m’assis à côté de lui. Ça fait longtemps, hein ? On faisait tous les deux semblant mais qu’est-ce qu’on était contents. On a rien dit comme ça, pendant longtemps, juste à être content. C’était lent et c’était bien. On était en deçà du langage. Tu sais comme cet état est dur à atteindre pour moi et néanmoins comme il est reposant.

 

Puis Jack, d’un mouvement de tête, m’a proposé qu’on marche un peu. Très bien. Il est passé dans sa chambre chercher les araignées avec qui il vivait. Sur le trajet, j’essayais d’engager la conversation, mais elles parlaient uniquement un coréen parfait que je n’arrivais pas à segmenter en unités significatives. Jack avait l’air de très bien s’en accommoder, et il acquiesçait de temps en temps. Je le soupçonnais de les prendre pour des billes. Mais les araignées sont obtuses, c’est bien connu, donc elles ne reconnaitraient jamais qu’il y avait supercherie, plutôt mourir, et ça personne ne voulait vraiment, donc j’ai fermé ma grande gueule et je me suis laissé bercer par le coréen éraillé de la faucheuse.

 

Plus loin, un gros lézard ventru tambourinait à la porte du tribunal. Il voulait une audience au plus vite, c’était urgent, presque une question de vie ou de mort. Ses écailles étincelaient de fureur, et ses gestes étaient si vifs que ça en avait l’air douloureux. Jack m’expliqua qu’il venait là tous les jours, mais que le tribunal refusait de le faire entrer car le dernier interprète turc avait démissionné voilà des années, et qu’ils n’avaient personne pour faire l’interprétariat. Je me proposais, et je vis, pendant un instant fugace, l’ensemble de la musculature du lézard qui se relâcha de soulagement. Les frissons reprirent quasiment immédiatement, mais il avait aperçu la fin de son calvaire. Mon turc était assez approximatif, mais il ferait l’affaire. Je prêtais donc voix et langage à Özkur qui exposé la situation avec un calme retrouvé proprement épatant. Tout était clair, argumenté, structuré. Les documents étaient tous en ordre. L’affaire était impeccable. Le tribunal put statuer dans la foulée, et Özkur put à nouveau remplir ses journées des choses de la vie, sans organiser ses journées autour du tribunal. J’étais soulagée.

 

La ville devenait lentement familière. Ces murs jaunes grisés qui bordaient tous les grands boulevards s’écartaient désormais parfois pour laisser entrevoir une cour, une ruelle, des éclats de rire, un rayon de soleil. Dans les airs, les chauves-souris passaient comme des étincelles, comme des étoiles filantes tissant des traits. Elles lançaient de grands cris dans les 9 tons de leur cantonais aigu. Je me laissais bercer par la musicalité des voyelles et les courbes des envols. Un iguane est venu se lover à mes pieds. Il s’appelait Yohann. Je lui ai caressé la tête, et nous avons commencé à discuter. Plus nous avancions dans la conversation, plus la question des langues le happait. Moi aussi. Le langage m’a toujours happée. Nous lapions nous mots en essayant de goûter du mieux que l’on peut la saveur toute particulière d’être étrangère par la langue. Toutes ces langues qui s’entrechoquent, comprend qui peut, et le plaisir d’être à la langue de l’autre, d’être en l’autre en se glissant dans ses mots, le long de sa langue, au creux de ses yeux. Le plaisir d’être à la langue de l’autre, même quand sa langue n’existe plus. Le plaisir de l’autre quand les mille langues résonnent dans nos corps, quand on s’étourdit de ne plus rien comprendre, quand je m’alanguis de m’assourdir du désir, je n’entends plus rien que la langue du sang qui me bat les tempes, et tous ces autres qui continuent à parler toutes ces langues, pendant que je me serre contre toi, au chaud dans leurs langues que je ne comprends pas. Et pourtant nous sommes là, tout contre.

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