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40 – Envoi huitième

J’imagine que tout le monde croit que c’est facile, j’imagine, parce qu’au fond qu’est-ce que j’en sais, mais comme je n’ai rien d’autre à me mettre sous la dent, j’imagine. Alors j’imagine que tout le monde se frotte le ventre, en croyant que c’est facile, alors qu’en réalité rien de facile du tout, non vraiment pas, il a fallu d’abord ronger le gluant qui attachait nos bottes au par terre, on l’a rongé avec nos petites dents pointus, oui, ça a été très long. Parfois, on dégageait un pied, mais le temps de ronger le gluant de l’autre pied, le premier s’était à nouveau englué, ça a pris plusieurs tentatives, vraiment beaucoup, et puis va savoir pourquoi, il y a eu une fois où ça a fonctionné, où on s’est bien désenglué les deux pieds, et on a commencé à se mettre en mouvement. Comme souvent, le début de la marche a été facile, on avait l’énergie des débuts, la trouille qui picote un peu les viscères, juste ce qu’il faut pour que ce soit agréable, et la joie plein les yeux. De temps en temps on essuyait une larme romantique de nostalgie, on jouait les grands départs (mon meilleur rôle…), tout le monde sait à quel point j’aime me draper dans les adieux, on pleure, on rit, on s’étreint, on se dit à jamais puis on va prendre un café. On avançait comme ça, en regardant un peu mélancoliquement les rivages qui s’éloignaient, en prenant l’air digne, en rajustant notre mentonnière. Puis au bout de quelques temps, on a compris qu’on avait trop marché, et qu’on ne pourrait pas rentrer pour ce soir, qu’on était obligé d’avancer. On a eu un peu peur, mais on aime bien avoir peur. Alors on a avancé.

 

Et puis l’air s’est refroidi, on approchait des montagnes, alors on a mis notre mentonnière en polaire, nos gants en plumes d’origan, on s’est mis du gluant sur les oreilles, et un peu d’argile sur les joues, c’est vrai qu’on ressemblait à rien, mais on moins on claquait pas des dents pointues. On s’est enfoncé vers les contreforts des montagnes, et il a commencé à faire sombre. Pas comme la nuit, mais comme gris sombre. On voyait rien. J’ai envoyé les fantômes en éclaireurs, mais ils y voyaient rien eux non plus, donc on a repris à tâtons. A bout d’un moment, ça s’est mis à faire des petits crissements qui grincent, et on a compris qu’on marchait dans la neige. On était contents. Drôlement contents ! On a redoublé de chaussettes et on a poussé en avant. On se disait « c’est pour de bon, cette fois-ci », « c’est le grand départ », « ça y est ». Puis on continuait à marcher, le coeur au vent. Parfois, on s’arrêtait dans une grotte pour dormir, parfois on dérangeait un tigre qui ronflait, parfois, quelques fois, il a fallu traverser à la nage ces grands lacs d’altitude irisés. On prenant à chaque fois le temps de s’ébrouer, puis de bien sécher, une caresse au tigre, et on repartait. Parfois, on a du creuser à mains nues dans les congères pour se tailler un chemin, ça crevassait les doigts et alors on commençait à douter. Quand nos lèvres se sont aussi crevassées, alors un gouffre s’est ouvert au dedans de nous, un gouffre sans langage qui arrêtait un peu de nous faire exister, un immense vide noir qui nous faisait comme des poissons, la bouche qui s’ouvrait et se fermait sans réussir à en sortir le moindre son. On avait perdu le langage. Des torrents d’inquiétudes m’ont crevassé les yeux, des fièvres d’avant-bras m’ont tourmentée des semaines entières, mes cheveux tombaient laissant un tapis derrière chacun de mes pas, ma peau se gélifiait sans arriver à s’immobiliser, je tressautais comme un CD rayé. Les fantômes faisaient semblant d’être dans le même état, mais bien entendu, ils allaient très bien. C’était juste une mesure de solidarité, qui réconfortait comme elle pouvait. Alors je me suis accroupie, et j’ai avancé comme ça, ramassée sur moi-même comme une boule clopinante sous la surface de la neige. Je communiquais en morse avec les bouquetins qui de temps en temps me ramenaient un pavé de sel que je lapais en marchant. Tout autour de moi, des roches tombaient dans des fracas sonores ahurissant, mais je me tapissais bien profondément sous la neige, et c’était sans danger. Là, les fantômes ne m’avaient pas suivie.

 

Je suis arrivée sur la crête un matin, je me suis dépliée pour reprendre ma position verticale, et j’ai essayé de faire un son. Ça n’a pas très bien marché, un peu enrouée, mais un peu quand même. J’ai dévalé la montagne de l’autre côté. La neige tenait bien sous mes pieds, je râlais beaucoup, car il n’y avait plus de fantôme, plus de tigre, plus de sel, plus de bouquetin, mais il restait quand même les lacs d’altitude irisés. Et puis là-bas au fond, j’apercevais des choses, sans que j’arrive encore bien les distinguer. Ça avait l’air de bouger. Ça m’a d’abord semblé des décors, des petits objets mécaniques qui répétaient sans cesse les mêmes petits mouvements incompréhensibles, puis j’ai distingué les fumées des usines. J’ai marché dans cette direction. Au-dedans de moi, il y avait toujours ce vide de poisson, ce vide de langage. À l’entrée de la ville, j’ai lu un panneau « Bienvenue aux anchois », alors je l’ai pris pour moi, et j’ai pénétré la ville et ses usines. Tout était sale et gris, décrépis, le soleil ne perçait jamais les nuages opaques et ternes, les gens rasaient les murs, les couleurs avaient disparu. J’étais seule au monde dans cette ville grise et silencieuse de poissons. Encore et toujours des poissons. Et je me disais « j’imagine que tout le monde croit que c’est facile, j’imagine, parce qu’au fond qu’est-ce que j’en sais, mais j’imagine que tout le monde croit que c’est facile ». Et j’avançais. Parfois, les fantômes passaient me saluer, des fois on riait, des fois on pleurait, ça dépendait un peu de la météo. Mais la plupart du temps, j’avançais. Je crois que sans m’en rendre compte, je m’étais mise à grogner et à faire des gestes amples avec mes bras dans la rue. Je crois. Je m’étais résignée à cette vie de bardo, dans la griseur et le silence poissoneux. Et comme je commençais à y trouver un certain charme, un jour, sans y prêter attention, je me suis passée la langue sur les lèvres, et les crevasses avaient disparu. J’ai secoué mes dents, j’ai prévenu ma mâchoire, j’ai appelé les fantômes, et puis j’ai produit un son. Pour être bien sûre, j’ai recommencé. Puis j’ai regardé à l’intérieur de moi, et il n’y avait plus ce vide. Le langage était revenu.

 

Alors non, c’était pas facile, mais j’imagine, enfin, j’imagine, parce qu’au fond qu’est-ce que j’en sais, j’imagine que tout le monde le sait. Pas besoin de s’apitoyer. C’était un beau voyage. Et puis j’ai remarqué que parfois, de plus en plus souvent, les cheminées des usines s’arrêtent de cracher leur fumée grise, et on voit apparaître les couleurs. Des couleurs qui ressemblent aux grands lacs d’altitude irisés. C’est beau. Alors je tends la main, et je caresse les murs, je leur chuchote des histoires de fantômes et des histoires inventées,on pleure, on rit, on s’étreint, on se dit à jamais puis on va prendre un café. Je m’agite, je m’apaise, je me laisse embarquer.

Enfin, j’imagine, parce qu’au fond, qu’est-ce que j’en sais ?

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